L’affaire CumEx fait désormais l’objet d’une plainte au Parquet national financier pour blanchiment de fraude fiscale et escroquerie aggravées qui a été déposée le lundi 29 octobre 2018 (1). Cette plainte fait suite aux révélations du journal Le Monde et de dix-huit autres médias européens sur le scandale CumEx – un scandale fondé sur des pratiques d’optimisation fiscale, voire (l’instruction est en cours) de fraude fiscale (2). Outre son ampleur, sa durée et les techniques financières mises en œuvre, cette affaire est aussi marquante à cause d’un propos qui aurait été tenu par l’organisateur des pratiques en question, qui a été qualifié de « Mr. CumEx » (3) :

« Ceux qui seraient tentés de penser qu’il y aura moins de crèches ou d’écoles maternelles construites en Allemagne à cause de notre business n’ont rien à faire ici ! » (4)

Le « business » en question est celui de l’optimisation fiscale, et ceux auxquels s’adressait la phrase étaient les nouvelles recrues de « Mr. CumEx ». Ce propos fait l’objet de notre billet. Nous essaierons d’imaginer ce qu’Adam Smith en aurait pensé et la manière dont il aurait jugé cette affaire.  

1.

Celui qui rapporte la phrase reproduite ci-dessus est un ancien bras droit de « Mr. CumEx » (5). Il a ajouté que, après qu’elle eut été prononcée, « personne n’a quitté la pièce » et a conclu, d’une manière non dénuée de ridicule, que personne n’avait quitté le « vaisseau spatial ». Ajoutons que « Mr. CumEx » a dénié avoir violé la loi. Il a seulement exploité toutes ses opportunités, selon les mots employés par des protagonistes de l’optimisation en question. « Que ce soit moralement répréhensible ou non n’est pas un critère », aurait affirmé Mr. CumEx (6). Deux observations complémentaires méritent d’être apportées : d’une part, l’esprit calculateur et méthodique avec lequel les possibilités fiscales ont été exploitées ; d’autre part, la justification du « système » par une vision proche (apparemment) d’un libertarisme de droite ou d’une forme d’anarchisme : « L’État est l’ennemi parce qu’il cherche à ‘voler’ le peuple », peut-on lire sur le site « Cumex-files », « ou plutôt des ‘clients’. Peu importe si ces clients en ont déjà plus qu’assez. ‘Pour ces gens, les impôts sont des coûts. Et les coûts sont là pour être réduits, idéalement à zéro’ ».  

2.

Revenons à la phrase : « Ceux qui seraient tentés de penser qu’il y aura moins de crèches ou d’écoles maternelles construites en Allemagne à cause de notre business n’ont rien à faire ici ! » Elle suscite (on peut le supposer) un jugement de blâme que résume peu ou prou cette réaction lue sur un site rapportant l’enquête du consortium de médias : « Vous ne devez littéralement éprouver aucun remords et ne pas vous soucier des autres êtres humains » (7). Mais qu’en aurait pensé Adam Smith, le célèbre philosophe moral et économiste des Lumières écossaises ? (8) S’il avait été informé de ce scandale, Adam Smith aurait certainement partagé cette réaction de blâme. Il y a trois façons d’en faire la démonstration : en se référant d’abord à son point de vue sur les riches ; ensuite, à sa conception de la juste répartition de l’impôt ; enfin, à sa perspective sur l’amour de soi (self-love). Première raison de son jugement négatif : l’égoïsme et la « rapacité » des riches, que Smith souligne sans détour dans sa Théorie des sentiments moraux (9). Voici le passage en question :

« Les riches choisissent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu’ils n’aspirent qu’à leur propre commodité, quoique l’unique fin qu’ils se proposent d’obtenir du labeur des milliers de bras qu’ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils réalisent. »

À la lumière de ces propos, on imagine comment Smith aurait interprété la phrase « Pour ces gens, les impôts sont des coûts. Et les coûts sont là pour être réduits, idéalement à zéro ». Sans doute l’aurait-il commentée à l’aide de ces mots issus cette fois de la Richesse des Nations : « Tout pour nous et rien pour les autres, voilà la vile maxime qui paraît avoir été, dans tous les âges, celle des maîtres de l’espèce humaine ». (10) Deuxième raison : son souci d’une juste répartition de l’impôt. Adam Smith était certes partisan d’un impôt proportionnel touchant tous les sujets d’un Etat – des sujets qui étaient, selon lui, à l’image des copropriétaires d’un domaine foncier. Il exprime cette position sous la forme d’une maxime sur les impôts en général :

« Les sujets d’un Etat doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en propor­tion du revenu dont il jouit sous la protection de l’Etat. »

Mais un peu plus loin dans le livre V de la Richesse des Nations, Smith défend l’idée que les riches devraient contribuer plus qu’à proportion de leurs revenus :

« Le luxe et la vanité forment la principale dépense du riche, et un loge­ment vaste et magnifique embellit et étale, de la manière la plus avantageuse, toutes les autres choses du luxe et de vanité qu’il possède. Aussi un impôt sur les loyers tomberait, en général, avec plus de poids sur les riches, et il n’y aurait peut-être rien de déraisonnable dans cette sorte d’inégalité. Il n’est pas très déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses de l’État, non seulement à proportion de leur revenu, mais encore de quelque chose au-delà de cette proportion. »

Qu’on retienne sa vision proportionnelle ou sa vision progressive de l’impôt, Smith aurait sans aucun doute blâmé ceux qui sont indifférents au fait que, par leur action, « il y aura moins de crèches ou d’écoles maternelles construites en Allemagne à cause de notre business ».  

3.

Cependant, les défenseurs de l’idée selon laquelle « les impôts sont des coûts, et les coûts sont là pour être réduits, idéalement à zéro » pourraient essayer de faire revenir Adam Smith dans leur camp en invoquant l’importance qu’il accorde au principe de l’amour de soi, au « souci de notre intérêt et de notre bonheur privés ». La fameuse remarque de la Richesse des Nations sur les effets positifs de l’égoïsme des marchands en est l’une des illustrations les plus connues :

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. »

On trouve aussi, dans la Théorie des sentiments moraux, cette observation sur la neutralité morale ou l’« innocence » du principe de l’amour de soi :

« L’amour de soi est un principe qui ne peut jamais être vertueux en aucun degré, ni en quelque direction qu’il s’oriente. Lorsqu’il n’a d’autre effet que de conduire l’individu à prendre soin de son propre bonheur, il est simplement innocent et de ce fait ne mérite aucun éloge ni n’encourt aucun blâme. »

Mais les partisans de la thèse selon laquelle « les impôts sont des coûts, et les coûts sont là pour être réduits, idéalement à zéro » ne devraient pas oublier les aspects blâmables de l’amour de soi. Selon Smith, en effet, l’amour de soi peut déformer le jugement que nous portons sur nos propres actions, peut susciter des illusions sur l’importance que nous pensons avoir dans le monde, et peut aller jusqu’à se montrer arrogant. Smith affirme ainsi que, si nous voulons obtenir l’approbation et l’estime des autres mais aussi l’approbation et l’estime d’un juge impartial, nous devons absolument « contenir l’arrogance de [notre] amour de soi ». Que répondraient à cela ceux qui croient que « les impôts sont des coûts » ? Ne devraient-ils pas reconnaître avec Adam Smith que l’« arrogance de leur propre amour de soi » les a privés ou les privera de la sympathie d’autrui ? Car les autres – les « spectateurs », dirait Smith – ne peuvent entrer « dans cet amour de soi par quoi l’agent se préfère tant à autrui ». Et eux-mêmes, pour reprendre la belle expression de l’économiste Ronald Coase, ne peuvent alors en aucun cas « paraître dignes à leurs propres yeux » (11). Qu’ils ne comptent pas sur Adam Smith pour les réconforter. Alain Anquetil (1) « ‘CumEx Files’ : une plainte déposée au Parquet national financier », Le Monde, 29 octobre 2018. (2) Voir l’article du Monde : « ’CumEx Files’ : Le droit fiscal est si compliqué que les administrations peinent à l’interpréter » du 18 octobre 2018, où sont expliqués les deux volets de l’enquête, celui relatif à l’optimisation fiscale et celui relatif à la possible fraude fiscale. Voir aussi « ’CumCum’, ‘CumEx’ : le scandale des dividendes expliqué simplement ». (3) Voir « How Europe’s taxpayers have been swindled of €55 billion” sur le site “Cumex-files”. https://cumex-files.com/en/ (4) Source : « ’CumEx Files’ : l’histoire secrète du casse du siècle », Le Monde, 18 octobre 2018. (5) Sur le site « Cumex-files » , il est nommé « Benjamin Frey » – un pseudonyme. Le site indique que Frey « témoigne maintenant contre ses anciens collègues ». (6) Source : le site « Cumex-files » . (7) Source : le site « reddit.com Europe ». (8) Les questionnements ayant la forme « What would Adam Smith think? » sont assez répandus. (9) A. Smith, The Theory of Moral Sentiments, 1759, D. D. Raphael et A. L. Macfie (dir.), Oxford University Press, 1976, tr. fr. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Théorie des sentiments moraux, PUF, 1999. (10) A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 1776, R. H. Campbell et A. S. Skinner (dir.), Oxford University Press, 1976, tr. fr. G. Garnier revue par A. Blanqui, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, GF-Flammarion, 1991. (11) R. H. Coase, « Adam Smith’s view of man », The Journal of Law & Economics, 19(3), 1776: The Revolution in Social Thought, p. 529-546.

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