L’éthique de la vertu est une théorie morale normative dont l’une des visées essentielles est d’aider les personnes à prendre de bonnes décisions. Plusieurs cas concrets, qui m’ont été rapportés récemment, ainsi qu’un cas apparu dans les médias, donnent l’occasion de l’appliquer. J’ai retenu ici les cas de l’étudiante convoquée sans raison apparente pour un entretien de stage ; celui des pleurs du footballeur brésilien Neymar lors de la dernière coupe du monde de football ; enfin le cas des propos ambigus du dirigeant d’une petite PME rachetée par un groupe. Même si le mode d’application de l’éthique de la vertu à ces cas est schématique, il donne une idée de l’esprit de cette approche, qui est devenue très populaire dans l’éthique des affaires depuis les années 1990. Dans cet article, seule la méthode sera proposée. Mon interprétation de l’application de la théorie sera donnée dans un prochain billet.
1.
Introduction
Comment appliquer l’éthique de la vertu à des situations concrètes ? Cette question n’a pas manqué d’être posée par les critiques de ce courant de la philosophie morale normative pour tenter de montrer qu’à la différence de ses principaux concurrents, le déontologisme et le conséquentialisme, elle n’était pas en mesure d’aider réellement un décideur confronté à un problème moral. Les défenseurs de l’éthique de la vertu leur ont répondu par des arguments à la fois philosophiques et psychologiques, mais aussi en proposant des exemples d’application. C’est le cas, en particulier, de la philosophe Rosalind Hursthouse. Dans son texte, publié en 1991, elle répondait à des critiques formulées à l’encontre de l’éthique de la vertu avant de l’appliquer au cas de l’avortement (1) (j’ai présenté son article dans un document de travail en ligne).
Mais en guise d’introduction, il est utile d’apporter quelques éléments sur l’éthique de la vertu. Robert Louden note qu’elle est « une perspective théorique qui soutient que les jugements sur la vie intérieure des individus (leurs traits, motifs, dispositions et caractère) sont de la plus haute importance morale – ils sont plus importants que les jugements sur le caractère juste ou mauvais des actes et / ou leurs conséquences » (2).
Roger Crisp et Michael Slote précisent qu’« un trait frappant de l’éthique de la vertu est le fait qu’elle est centrée sur les agents moraux et sur leurs vies plutôt que sur les actions (dire un mensonge, choisir l’avortement, donner de l’argent à un mendiant) lorsque celles-ci sont envisagées sans se référer à la notion de caractère, et plutôt que sur les règles gouvernant ces actions » (3).
Se plaçant dans la perspective de l’éthique de la vertu aristotélicienne, Marta Nussbaum rappelle qu’Aristote analyse les vertus à partir de types d’expériences et de situations : « Il isole dans chaque cas une sphère de l’expérience humaine qui figure plus ou moins dans toute vie humaine et dans laquelle presque tout être humain devra faire certains choix plutôt que d’autres et agir de certaines façons plutôt que d’autres » (4). Par exemple, la justice correspond à la sphère « distribution de ressources limitées » et la sagesse pratique à la sphère « planification et conduite de sa vie ». Le point important, selon Nussbaum, est qu’Aristote introduit le nom des vertus dont il fait la liste dans l’Ethique à Nicomaque comme caractérisant le choix approprié dans chacun de ces domaines d’expérience. Il s’agit d’une observation conforme à l’intuition commune : personne n’appliquerait la vertu de modestie à une situation appartenant à la sphère d’expérience de la générosité.
La méthode proposée ci-dessous s’inspire de l’analyse de Hursthouse. On y trouve l’idée que l’éthique de la vertu, du moins le type d’éthique de la vertu qu’elle défend, permet d’établir un lien conceptuel entre la vertu et une conception objective du bien, c’est-à-dire d’un bien allant au-delà des normes éthiques conventionnelles, relatives à une société donnée ; et que l’éthique de la vertu est conceptuellement liée à l’idée d’épanouissement humain – « Une vertu est un trait de caractère dont un être humain a besoin pour s’épanouir ou vivre bien », énonce Hursthouse.
Elle insiste aussi sur la notion d’« attitude juste » (au sens de la justesse, de l’exactitude), qu’elle introduit dans la section consacrée à l’avortement. Mais à quoi se rapporte cette attitude ? À des biens ou des valeurs intrinsèques. Par exemple, dans le cas qu’elle a choisi d’étudier (l’avortement), Hursthouse affirme ceci : « Si, dans le contexte de l’avortement, nous devons parler de vies humaines bonnes, nous devons intégrer à notre réflexion la valeur de l’amour et de la vie familiale, ainsi que notre propre développement émotionnel à travers un cycle de vie naturel. Les faits familiers [par exemple, selon les mots de Hursthouse, le fait que la grossesse est le résultat d’un acte sexuel, « qu’elle s’achève par la naissance d’un bébé et que c’est là la façon dont nous venons tous à l’existence »] soutiennent le point de vue que la parenté en général, et la maternité et la grossesse en particulier, ont une valeur intrinsèque, qu’elles sont parmi les choses que l’on peut penser à bon droit comme étant partiellement constitutives d’une vie humaine épanouie ».
Un mot maintenant sur la méthode d’application de l’éthique de la vertu – inspirée de Hursthouse et de quelques autres auteurs. On peut la résumer en trois étapes :
1. Identifier la valeur intrinsèque en jeu dans la situation, laquelle se réfère à ce qu’est une vie bonne (il peut y avoir plusieurs valeurs intrinsèques).
2. Identifier la vertu qui permet de réaliser cette valeur.
3. Rechercher l’attitude juste dans la situation, ce qui revient à répondre à cette question, inspirée par Hursthouse : « Si je devais faire cela maintenant, est-ce que j’agirais selon la vertu identifiée au 2. ? »
J’en viens maintenant aux trois cas. Dans ce qui suit, je décris succinctement chaque situation et j’indique la personne qui prend la décision, qui est aussi celle vers laquelle va s’orienter le jugement moral. Cependant je n’apporte pas de « réponse », du moins pas immédiatement. Je les réserve pour un prochain billet.
2.
L’étudiante convoquée sans raison apparente pour un deuxième entretien de stage
Situation. Dans le cadre de ses études, une étudiante doit réaliser un stage de trois mois. Elle habite à Paris. Une très petite entreprise située dans une ville du sud de la France, intéressée par sa candidature, lui propose un entretien sur Skype. L’entretien a lieu. Le profil de l’étudiante semble convenir au dirigeant de l’entreprise. Il lui propose néanmoins de la rencontrer, sans donner de raisons précises – il s’agit apparemment de mettre au point quelques détails. Elle achète des billets de train et réserve un hôtel, car le rendez-vous a été positionné en fin de journée (le coût global est d’environ 250 euros, entièrement à sa charge). En outre, elle devra manquer une journée de cours. L’étudiante se rend au rendez-vous munie de sa convention de stage, car elle pense que les conditions pratiques seront décidées à l’occasion de cet entretien. Cependant, l’entretien dure moins d’une demi-heure (à comparer aux huit heures de transport et à une journée de cours manquée) et son contenu ressemble à celui du premier entretien via Skype. Il n’est pas du tout question de convention. Une semaine plus tard, le dirigeant annonce par courriel à l’étudiante que l’entreprise a choisi un autre profil de poste et que sa candidature n’est pas retenue.
Agent concerné. Le dirigeant de l’entreprise.
Questions (cf. ci-dessus). Quelle est la valeur intrinsèque en jeu dans la situation ? Quelle est la vertu associée ? Quelle devrait être l’attitude juste du dirigeant dans la situation ?
3.
Les pleurs du footballeur brésilien Neymar
lors de la dernière coupe du monde de football
Situation. À l’occasion d’une conférence de presse qui s’est tenue à Teresopolis le 10 juillet 2014, le joueur brésilen Neymar ne peut retenir ses pleurs, quelques jours après sa blessure lors du match de quart de finale de la coupe du monde de football. Derrière lui se trouve l’un de ces panneaux publicitaires où figurent les noms de différents sponsors et qui constituent aujourd’hui le décor de maintes interviews de footballeurs ; et, devant lui, les noms de marques défilent sur un cadre numérique. Réagissant à cet événement sur une chaîne française d’informations en continu, un invité porte un jugement moral négatif sur la scène, mettant en contraste la tristesse de Neymar et les messages publicitaires qui l’environnent. Il qualifie d’ailleurs la situation en recourant à un terme appartenant au vocabulaire des vertus.
Agent concerné. L’organisateur de la conférence de presse.
Questions : cf. la section précédente.
4.
Les propos ambigus du dirigeant d’une PME rachetée par un groupe
Situation. En raison de l’âge de son dirigeant et de récentes difficultés financières, une PME comptant quelques dizaines de salariés est cédée à un petit groupe de taille bien supérieure (plus de deux mille salariés). Peu après la transaction, alors que les salariés sont inquiets sur l’avenir de leur emploi, le dirigeant leur annonce qu’il s’est battu pour convaincre les nouveaux actionnaires de conserver tous les emplois, mais qu’il a dû, en contrepartie, leur garantir que le personnel acceptera un allongement de la durée du travail (par exemple en renonçant aux RTT) sans changement des rémunérations. Les salariés acceptent ces nouvelles conditions. Mais un certain temps après, il apparaît que le groupe avait, dans son offre d’acquisition, prévu de reprendre tous les emplois sans exception, et qu’en conséquence le dirigeant n’était jamais intervenu en leur faveur auprès des nouveaux actionnaires.
Agent concerné. Le dirigeant de la PME.
Questions : cf. la section 2.
À suivre…
Alain Anquetil
(1) R. Hursthouse, « Virtue theory and abortion », Philosophy and Public Affairs, 20, 1991, p. 223-246. In R. Crisp & M. Slote, Virtue Ethics (p. 217-238), Oxford University Press, 1997.
(2) R.B. Louden, « Virtue ethics », Encyclopedia of Applied Ethics, 21(4), 1984, p. 491-498.
(3) R. Crisp et M. Slote, « Introduction», in R. Crisp et M. Slote (éd.), Virtue Ethics (p. 1-25), Oxford University Press, 1997.
(4) M.C. Nussbaum, « Non-relative virtues: An Aristotelian approach », Midwest studies in philosophy, 13, 1988, p. 32-53.