On connaît les trois étages de la loi PACTE qui organisent l’intégration, par les sociétés civiles ou commerciales, de certaines dimensions de l’intérêt général. Comment comprendre cette structure tripartite ? La question, qui n’est pas nouvelle, mérite d’être posée à l’occasion de l’adoption par Danone, le 26 juin 2020, de la qualité de société à mission. Nous proposons une réponse qui fait appel au concept de pré-engagement.

Une structure à trois étages

La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi PACTE) a « conçu une sorte de ‘fusée à trois étages’ » (1). Cette structure élaborée a été beaucoup discutée, notamment à l’occasion de la conférence de recherche qui s’est tenue le 2 mai 2019 à France Stratégie (2). Avant de dire un mot de cette structure, rappelons le contenu des trois étages de la fusée. Le premier désigne l’obligation, incombant aux sociétés, de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de leur activité (article 1833 du code civil). Le deuxième leur donne la possibilité d’inscrire une raison d’être dans leurs statuts (article 1835 du code civil). Le troisième définit la société à mission, dont les statuts mentionnent une raison d’être et un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société en question « se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité » (article 210-10 du code de commerce).  

L’obligatoire et le volontaire

Une première manière de comprendre cette structure est d’y distinguer ce qui est obligatoire et ce qui est volontaire. L’obligatoire relève du premier étage, le volontaire des étages 2 et 3. Cette distinction a été suggérée par Pierre Rohfritsch (3). Il décrivait les étages de la raison d’être et de la société à mission comme « des étages volontaires, qui fonctionnent sous la forme d’une incitation ». Il précisait en outre que la société à mission (l’étage 3) permet « aux sociétés qui se sont dotées d’une raison d’être d’aller encore plus loin et de se doter statutairement d’objectifs sociaux et environnementaux ». On remarque que le « volontaire », indissociable de l’idée d’incitation, est ici conçu comme le résultat d’un équilibre entre un acte délibéré et l’acceptation d’une contrainte :

« Le législateur a souhaité que la société à mission soit le troisième étage, quelque chose d’incitatif qui soit à la fois souple, mais, en même temps, d’avoir un niveau d’encadrement suffisant, pour que l’incitation existe et qu’elle puisse signifier une qualité reconnue aux yeux du public. Cet équilibre sera la clé du succès de cette qualité. » (4)

La distinction obligatoire – volontaire n’apporte pas seulement une description littérale de la structure tripartite. Elle permet aussi de relier une obligation générale, plutôt imprécise (l’étage 1), et des opportunités de choisir des dispositifs plus contraignants. Ces dispositifs créent en effet des obligations spéciales relatifs à la réalisation d’une raison d’être ou à l’accomplissement d’une mission (les étages 2 et 3), mais qui ne sont pas sujettes à des sanctions légales. En bref, la structure tripartite peut être comprise à l’aide du concept d’obligation. D’obligation imposée, la prise en considération, par une entreprise, des enjeux sociaux et environnementaux liées à son activité devient obligation consentie, celle-ci étant divisée en deux niveaux de contrainte.  

Le concept de pré-engagement

La double référence au consentement et à la contrainte évoque un concept plus approprié à notre cas : celui de pré-engagement. Il désigne un ensemble de mécanismes consistant, pour une personne ou une organisation, à créer elle-même des contraintes qui limiteront leurs possibilités de choix dans l’avenir – des contraintes qu’elles s’imposent à elles-mêmes (5). Dans le cas d’espèce, le pré-engagement signifie qu’en choisissant d’indiquer une raison d’être dans ses statuts ou d’adopter la qualité de société à mission, une entreprise choisit de se soumettre à des normes contraignantes ou, plus précisément, qu’elle choisit de se protéger contre la tendance ou la tentation de ne pas prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux liées à son activité. On remarquera que même l’étage 1, qui repose sur une obligation et non sur la bonne volonté de l’entreprise, peut tomber sous le concept de pré-engagement. Car l’obligation qu’a toute société de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité peut être satisfaite grâce à un pré-engagement. Une entreprise peut en effet choisir de s’imposer des contraintes pour garantir la satisfaction future de cette obligation. On peut bien sûr discuter de l’importance pratique de ces contraintes auto-imposées, en particulier pour les étages 2 et 3. Car la nature des contraintes externes peut avoir un effet sur la nature des contraintes auto-imposées. Emmanuelle Mazuyer affirmait à ce propos que la contrainte la plus forte, celle qui correspond au troisième étage, « est le retrait de la mention de mission », et elle ajoutait que cette « sanction est purement communicationnelle » (6). Mais les contraintes que l’on s’impose à soi-même dans le cadre du pré-engagement exercent une pression qui leur est propre. Dans le cas qui nous occupe, cette pression provient des signes qu’une entreprise devenue « société à mission » émet dans son environnement. Ces signes ont une influence sur son image et sa réputation, ce qui suggère que le souci de l’image et de la réputation constitue une motivation de premier plan. Mais ces signes n’ont pas seulement une fonction « communicationnelle ». Ils permettent aussi au public d’apprécier si l’entreprise est digne de confiance. Une autre raison de douter de l’importance pratique du pré-engagement dans le cas de la structure à trois étages concerne la latitude laissée à une entreprise désirant se situer aux étages 2 ou 3. C’est à elle, non à une autorité publique, qu’il incombe, si elle le souhaite, de choisir une raison d’être ou d’adopter la qualité de société à mission. Si elle choisit effectivement de s’auto-contraindre en acceptant d’opérer sous les yeux du public et d’être soumise à des contrôles, on a pu douter du poids des contraintes en question. En effet, l’entreprise n’engage pas sa responsabilité comme le ferait une organisation jouissant d’une autorité publique ou placée sous le contrôle d’une autorité publique. Prenant Danone en exemple, Mazuyer posait cette question :

« Qui va pouvoir dire si Danone remplit sa mission d’une souveraineté alimentaire au niveau mondial ? »

 

Pré-engagement et engagement

Revenons à la question de l’image. Certaines entreprises pourraient considérer que les trois étages, en particulier les numéros deux et trois, offrent des opportunités d’améliorer leur image. « Beaucoup disent que se doter d’une mission relève d’une volonté de communication, de marketing », notait ainsi Virgile Chassagnon avant d’ajouter une objection relevant du concept d’engagement :

« En cas de non-respect d’une raison d’être, les risques réputationnels sont majeurs, ce qui constitue aussi une condition d’auto-exécution de la raison d’être et ce qui contre en partie l’argument compréhensible du Commons ou Mission Washing (afficher, n’est-ce pas déjà s’engager ?). » (7)

La parenthèse est importante. Il y est fait référence à l’engagement. Mais s’engager n’est pas se pré-engager. Contrairement à l’engagement, le pré-engagement repose sur des contraintes aisément identifiables. Dans le cas d’espèce, ces contraintes consistent en l’adhésion formelle aux règles définies par la loi PACTE (les étages 2 et 3). Le pré-engagement suppose aussi la représentation, par les entreprises inscrivant une raison d’être dans leurs statuts ou adoptant la qualité de société à mission, de ce qu’il ne faut pas faire. Cela lui confère une dimension négative (il permet d’éviter que quelque chose n’advienne) et causale, car il vise essentiellement à produire un effet résultant clairement du dispositif de pré-engagement (8). Un engagement, en revanche, demeure ouvert à interprétation et peut être soumis à des évolutions. Lorsque Blanche Segrestin affirme que « le modèle de l’entreprise ‘à mission’ permet […] de restaurer la possibilité d’un engagement dans une mission créatrice » (9), elle distingue deux concepts : la possibilité, qui peut être interprétée comme une référence à un pré-engagement, et l’engagement en tant que tel, qui s’incarne dans la raison d’être et la mission. Selon nous, la structure tripartite de la loi PACTE tombe avant tout sous le premier concept. On peut légitimement discuter de la réalité future des engagements que prendront les entreprises à l’un ou l’autre des trois étages, mais sans oublier que les actes qu’elles accompliront dépendront aussi de leur pré-engagement.

Alain Anquetil

Article actualisé le 5 juillet 2020. (1) X. Delpech, « Publication du décret d’application de la loi Pacte sur les sociétés à mission », Dalloz actualité, 7 janvier 2020. (2) « L’entreprise à mission. Réflexions sur le projet de loi PACTE », France Stratégie, 2 mai 2019. (3) « L’entreprise a mission dans le projet de loi PACTE », in « L’entreprise à mission », op. cit. (4) Ibid. (5) Voir Jon Elster, Imperfect rationality: Ulysses and the Sirens, Cambridge University Press, 1984, tr. A. Gerschenfeld, La rationalité imparfaite: Ulysse et les sirènes, dans Le laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité, Paris, Les Editions de Minuit, 1986. (6) « Entreprise à mission : quels droits pour les salariés ? », in « L’entreprise à mission », op. cit. (7) « La théorie de la firme comme entité fondée sur le pouvoir : quelles missions pour l’entreprise ? », in « L’entreprise à mission », op. cit. (8) Voir sur ce point Jed Rubenfeld, Freedom and time: A theory of constitutional self-government, Yale University Press, 2001. (9) In B. Segrestin, K. Levillain, S. Vernac et A. Hatchuel, La « société à objet socoal étendu ». Un nouveau statut pour l’entreprise, Paris, Presse des Mines – Transvalor, 2015. […]  

Partager cet article:
Partager sur FacebookPartager sur LinkedInPartager sur TwitterEnvoyer à un(e) ami(e)Copier le lien