Les différents comptes-rendus du scandale du Libor décrivent deux niveaux d’imputation de responsabilités : le niveau des banques en tant que personnes morales et celui des individus (en l’occurrence des traders) qui ont commis les actes à l’origine du scandale. Dans le langage ordinaire, il est souvent fait usage du premier niveau. On affirme souvent que telle entreprise a accompli telle action, comme si l’entreprise était un individu. Ces habitudes de langage semblent purement métaphoriques, mais elles ont au moins deux caractéristiques intéressantes. Elles soulèvent d’abord une question importante en matière d’attribution de responsabilité : celle de savoir sous quelles conditions l’action d’un employé peut être décrite comme une action accomplie au nom de son organisation. La seconde caractéristique, plus cognitive, sera abordée dans le prochain billet.
Le problème d’attribution de responsabilité a été posé par le philosophe Larry May en des termes qui s’accordent bien au cas du partage de la responsabilité entre les traders supposés coupables des manipulations du Libor et leurs banques. Après avoir rappelé que les entreprises sont des structures de délégation – délégation des actionnaires au conseil d’administration, puis du conseil d’administration aux employés (1) – May affirmait : « Si par exemple les membres du conseil d’administration ont décidé collectivement de créer un poste ayant une certaine description, alors n’importe quelle personne engagée pour occuper ce poste et agissant en conformité avec la description en question (ce sans ordre contraire d’un supérieur hiérarchique) agit au nom du conseil d’administration et, en un certain sens, au nom de l’entreprise. Si l’employé agit hors de la description de son poste ou à l’encontre des instructions de son supérieur hiérarchique, ses actions ne sont pas celles de son entreprise puisque la connexion causale [liée au système de délégation] a été brisée. Dans ce cas, l’employé est seul responsable des conséquences de son action. » (2)
Bien sûr, il peut être difficile de juger si une action commise par un employé se situait hors de ses fonctions ou dans le cadre de ses fonctions. C’est typiquement le cas lorsque la description de poste est assez générale ou qu’elle présente des contours flous. Le public peut également considérer que, malgré leur technicité, certains métiers reçoivent des descriptions de ce genre. Peut-être est-ce justement le cas des traders. Par exemple, dans un ouvrage de 2009 sur le trading, Michael Covel affirmait que « la description de fonction d’un trader est étonnamment simple : ne perdez pas d’argent » (3). Certaines opinions du public pourraient fort bien remplacer l’injonction générale « ne perdez pas d’argent » par cette injonction tout aussi générale : « gagnez le plus d’argent possible ».
Ce type de description contribue certainement à expliquer pourquoi, dans le langage ordinaire, il existe une tendance forte à imputer la responsabilité à un collectif – c’est-à-dire, dans le cas du scandale du Libor, aux banques concernées. Elle suggère en effet que les actions des employés d’une entreprise sont toujours commises au nom de leur organisation – à l’exception naturellement de la classe des actions accomplies par pur intérêt personnel, comme celles qui ont la nature de malversations. Cette phrase issue d’un article du journal Libération du 1er août 2012 illustre la tension entre la tendance à personnifier le collectif et à lui attribuer la responsabilité morale d’une action, et l’imputation de responsabilité à certains de ses membres : « C’est l’allemande Deutsche Bank qui a reconnu l’implication de quelques-uns de ses employés dans ce scandale, mais elle a souligné qu’ils avaient agi « de leur propre chef » » (« La Société générale enquête en interne sur le scandale du Libor »). La Deutsche Bank est considérée ici comme une personne puisqu’elle est à deux reprises sujet de verbes d’action, mais le contenu des propositions désigne la responsabilité individuelle de certains de ses employés.
On notera que l’expression « de leur propre chef » est en un sens triviale puisque, d’une part, c’est toujours un individu, membre de l’organisation, qui agit in fine, et que, d’autre part, il n’agit pas comme un automate appliquant les règles de son entreprise mais réfléchit avant d’agir – sauf dans le cas de pratiques routinières. Il est donc logique qu’il agisse « de son propre chef ». Comme l’écrivaient Albert Flores et Deborah Johnson dans un article sur la responsabilité collective et les rôles professionnels : « Il existe habituellement une certaine latitude liée au rôle – (…) un « espace » qui permet à l’individu d’incorporer des valeurs personnelles quand il prend des décisions définies par son rôle. Sa définition fonctionnelle fournit les grandes lignes des devoirs et des attentes inhérents au rôle. Elle confère à son titulaire l’opportunité de le remplir en fonction de ses propres spécificités. (…) Les individus doivent décider à chaque moment s’ils doivent remplir ou non les exigences liées à leur fonction ».
Mais l’expression « de leur propre chef » a aussi un autre sens, celui d’une action dérogeant clairement aux normes de l’entreprise ou, ce qui revient au même, aux devoirs prévus par le rôle que remplit un employé. Dans le cas du scandale du Libor, elle souligne que les traders concernés auraient agi en-dehors de leurs fonctions. Autrement dit, qu’ils auraient commis un abus de fonction. Cette interprétation de l’expression « de leur propre chef » est reflétée par le droit français. Dans un arrêt du 19 mai 1988, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation avait posé trois conditions de l’abus de fonctions, affirmant « que le commettant [ici l’entreprise] ne s’exonère de sa responsabilité que si son préposé [ici l’employé] a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions » (arrêt Héro). En revanche, lorsque l’employé agit dans le cadre de ses fonctions, il n’engage pas sa responsabilité. C’est celle de son entreprise qui se trouve engagée (4).
Ce point de vue légal est partagé par Larry May dans une perspective philosophique. Il affirme que les actions accomplies par un employé ayant une description de fonction « large » et qui se situent dans le cadre de cette description sont imputables à l’entreprise. « Mais il semble difficile », précise May, « de considérer que l’entreprise puisse être responsable des actions nuisibles de ses employés si elle ignore qu’il les a commises ou si elle n’avait pas l’intention qu’ils les commettent (…). À chaque fois que l’on suppose qu’un collectif était à l’origine d’une action, la question se pose toujours de savoir si cette action était le fait d’une personne agissant exclusivement en son nom propre, indépendamment du fait qu’elle était membre de ce collectif » (6).
On ne peut pas se contenter d’affirmer que, par exemple, « La banque Y a accompli l’action X ». L’action X a nécessairement été accomplie par l’un au moins de ses employés. La perspective philosophique présentée ici dit alors qu’il convient d’examiner si l’action de cet employé peut être décrite ou non comme une action accomplie au nom de son organisation. De son côté, le droit (français) énonce trois conditions : acte commis hors des fonctions, sans autorisation, à des fins étrangères au rôle. Cela semble relever du bon sens. Mais comment expliquer la persistance des jugements ordinaires qui sont formulés à l’encontre d’un groupe tel qu’une entreprise – par exemple, dans le cas du scandale du Libor, à l’encontre de certaines banques ? La question fera l’objet du prochain article.
Alain Anquetil
(1) L’auteur semble ignorer le lien de délégation entre actionnaires et mandataires sociaux, mais cela ne change rien à son argument.
(2) L. May, « Vicarious agency and corporate responsibility », Philosophical Studies, 43, 1983, p. 69-82.
(3) M.W. Covel, Trend following: Learn to make millions in up or down markets, Financial Times, Prentice Hall, 2009.
(4) Dans l’arrêt Costedoat du 25 février 2000, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a ainsi affirmé que « n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant ». Dans le rapport « Les responsabilités civile et pénale du préposé », Roland Kessous et Frédéric Desportes remarquaient qu’« afin de mettre le droit en accord avec la réalité économique et sociale, [l’arrêt Costedoat] exclut la responsabilité du préposé pour les fautes commises par lui dans les limites de la mission impartie par son commettant, car c’est alors uniquement au profit de celui-ci et sous sa direction qu’il a exercé l’activité ayant causé le dommage. A l’encontre de cette solution, on a pu faire valoir qu’elle risquait de déresponsabiliser les salariés. Mais l’acte du préposé étranger aux fins de l’entreprise, même commis dans l’exercice de ses fonctions, ainsi que celui commis hors des fonctions, sans autorisation, à des fins étrangères à ses attributions engagent sa responsabilité personnelle. »
(5) A. Flores et D.G. Johnson, « Collective responsibility and professional roles », Ethics, 93(3), 1983, p. 537-545.
(6) May défend la thèse selon laquelle un collectif est en revanche toujours responsable dans les cas de négligence.