Est-il étonnant que Bob Dylan, prix Nobel de littérature 2016, soit cité une seule fois au sein des trois journaux principaux de l’éthique des affaires – dans l’ordre d’apparition : The Journal of Business Ethics, Business Ethics Quarterly et Business Ethics: A European Review (1) ? Sans doute est-il vain de chercher une explication, bien que plusieurs intuitions viennent spontanément à l’esprit (2). On notera que l’unique article qui reproduit une phrase de Dylan ne s’intéresse ni à l’artiste ni à son œuvre. Il reprend simplement une sentence proverbiale que l’on mentionne de temps en temps dans des travaux de recherche, presque à la manière d’une convention et toujours en se référant à Bob Dylan car il en est, semble-t-il, l’auteur : « You don’t need a weather man to know which way the wind blows » (« Tu n’as pas besoin d’un ‘monsieur météo’ pour savoir d’où vient le vent », selon la traduction de bobdylan-fr.com). Le sens de cette phrase semble aller de soi. Le ‘monsieur météo’ y est une sorte d’imposteur : il ne fait qu’affirmer que le vent vient de telle direction alors qu’il suffit à l’homme ordinaire, pour le savoir, de se trouver à l’air libre et de disposer de concepts élémentaires. Encore faut-il considérer le contexte dans lequel elle est employée, y compris le statut que le locuteur lui confère : appel à la délibération, conseil méthodologique, conseil moral, allusion humoristique ou autres. L’article qui mentionne la sentence de Bob Dylan – signé de trois auteurs, Wayne Norman, Caroline Roux et Philippe Belanger, et publié en 2009 dans le Journal of Business Ethics – la situe au début de son introduction (3). Le but de cette recherche est de proposer une analyse morale de l’activité consistant à décerner des prix d’éthique pour récompenser des entreprises au titre de leurs initiatives ou de leurs bonnes pratiques. Les questions de recherche soulevées ont trait notamment à l’objectif visé par le comité chargé de décerner le prix, à la composition de ce comité, au mode de sélection des firmes candidates, à la nature des informations recensées et à la manière de communiquer sur l’entreprise lauréate. La phrase « You don’t need a weather man to know which way the wind blows » ne s’applique pas à ces questions. Elle intervient, dans une visée rhétorique, à la fin du premier paragraphe. Les auteurs y rappellent ce qui est, selon leur perspective, un fait : les spécialistes de l’éthique des affaires (business-ethics experts) sont convoqués par les médias à l’occasion de scandales, ce qui les amène en général à limiter leur analyse à une redescription des faits (ils parlent de dirigeants non éthiques, de défauts de contrôle interne, de violations de la loi, etc.) et à prononcer quelques leçons de morales. Les auteurs soulignent aussitôt que ces « experts » feraient un travail bien plus approprié si les médias leur demandaient d’analyser des décisions d’affaires difficiles ou des situations moralement positives. Pour eux, le fait que ce ne soit pas le cas ne rend pas service à l’éthique des affaires, qu’elle soit académique ou pratique, car mettre les violations morales sur le devant de la scène publique laisse penser que le monde économique ne peut se gouverner de façon autonome et que seuls des contre-pouvoirs, en premier lieu la loi, sont susceptibles d’amener de l’éthique dans les affaires. Dans l’article du Journal of Business Ethics, « You don’t need a weather man to know which way the wind blows » signifie simplement qu’on n’a pas besoin des « business-ethics experts » pour, selon les termes de ses auteurs, « dire que frauder, voler, mentir ou empoisonner les gens sont des actions non éthiques ». (Soit dit en passant, il ne va pas de soi que les « business-ethics experts », s’ils existent, n’aient pas un rôle public à jouer dans le contexte de scandales, y compris pour dire très simplement que « frauder, voler, mentir ou empoisonner les gens sont des actions non éthiques » ; et l’on peut aussi se demander si ces quatre types d’actions non éthiques se situent sur la même échelle de gravité.) Il s’agit d’une interprétation plutôt littérale et partielle de la sentence de Bob Dylan. Dans les paroles de la chanson « Subterranean Homesick Blues » où elle figure, elle constitue une mise en garde adressée à un personnage imaginaire, un jeune américain du milieu des années 60 (l’album où se trouve la chanson a paru en 1965). Voici un extrait (dans la traduction française proposée par le site précité) du premier couplet:
Fais gaffe gamin Peu importe ce que t’as fait Marche sur la pointe des pieds N’essaie pas « Pas de dose » Mieux vaut rester loin de ceux Qui trimballent un tuyau de feu Garde le nez propre Gaffe aux civils T’as pas besoin d’un « monsieur météo » Pour savoir d’où vient le vent.
La sentence vise l’intérêt de certains jeunes pour la drogue autant que le danger qu’ils encourent de se trouver sous l’œil de la police – laquelle, dans le contexte évoqué par la chanson, exerce une surveillance étroite de la société. Elle véhicule l’idée de prudence, l’importance de prendre soin de soi et d’être maître de soi, le danger d’être dépendant de « leaders » (« Don’t follow leaders », est-il dit à la strophe suivante), c’est-à-dire de personnes qui dépossèdent ceux qui les suivent de leur capacité à agir comme des personnes morales. L’épaisseur de la sentence « You don’t need a weather man to know which way the wind blows » ne vient pas tant du « weather man », qui correspond à l’expert visé par l’argument de Norman, Roux et Belanger (c’est ce type de personnage qui les intéresse), que du « to know which way the wind blows », qui renvoie à la capacité à saisir la réalité des choses. Dans le cas de la chanson « Subterranean Homesick Blues », cette capacité permet d’adapter sa conduite aux conditions extérieures, d’apprendre de ses expériences, de cultiver sa présentation de soi. C’est un exercice moins facile qu’il n’y paraît, car il suppose de se détacher non seulement de l’attraction exercée par les paroles prononcées par les leaders ou les experts, mais aussi des habitudes et des conventions sociales qui amènent à donner du crédit à leurs mots. Ajoutons que la phrase « You don’t need a weather man to know which way the wind blows » n’est peut-être pas dénuée de vérité. Écouter un expert affirmer que telle chose est le cas alors qu’il est facile de le savoir par ses propres moyens peut avoir son utilité. D’abord parce que, en certaines circonstances, la description répétée de faits par des « weather men » a des vertus. Ensuite parce qu’un expert qui semble affirmer des évidences peut nous ouvrir les yeux, voire nous apprendre à mieux percevoir la réalité ou, pour le dire autrement, à construire nos propres expériences de la réalité. Si l’on tient à citer la phrase de Bob Dylan, mieux vaut signaler d’une façon ou d’une autre l’ensemble des conclusions qu’elle est susceptible d’entraîner. Alain Anquetil (1) Bob Dylan n’est d’ailleurs pas le seul artiste absent de ce domaine de l’éthique appliquée. Par exemple, on n’y trouve aucune référence à Boris Vian et à Country Joe McDonald, qui écrivirent des chansons célèbres sur le commerce des armes – respectivement « Le petit commerce » (1955) et « I-Feel-Like-I’m-Fixin’-To-Die-Rag » (« Je me sens comme si j’étais sur le point de mourir », 1967). (2) La première intuition est que l’éthique appliquée, dont fait partie l’éthique des affaires, doit fournir des descriptions et des prescriptions applicables aux pratiques. Or, ce qui relève de la culture populaire orale, en l’occurrence de la musique populaire (Dylan est aussi considéré comme un poète, mais je simplifie un peu le propos), n’a pas d’application pratique dans le monde professionnel. La deuxième intuition est que, du point de vue de maints chercheurs en Business Ethics, il n’est pas d’usage de se référer à des auteurs qui non seulement ne relèvent pas de leur domaine de connaissances (beaucoup des références des travaux de recherche en éthique des affaires sont des travaux de recherche en éthique des affaires), mais en sont aussi très éloignés. Le champ de la Business Ethics a beau être pluridisciplinaire, la pluridisciplinarité a des limites. (3) W. Norman, C. Roux et P. Belanger, « Recognizing business ethics: Practical and ethical challenges in awarding prizes for good corporate behaviour », Journal of Business Ethics, 86, 2009, p. 257-271. [cite]