La version complète de cette phrase, due au philosophe Gregory Kavka, est la suivante : « Un traitement décent pour tous favorise la stabilité et la cohésion sociales et décourage la révolution ». Elle n’a pas été écrite pour répondre à une situation sociale donnée, dans laquelle les prémisses d’une révolution seraient perceptibles. On pourrait toutefois le penser car, juste après, Kavka ajoute que « cela […] est particulièrement important à notre époque où les idéaux de dignité humaine, d’égalité et de justice sont connus et adoptés pratiquement partout, et où la révolution est souvent considérée comme un moyen légitime de réaliser ces idéaux. » La phrase s’inscrit dans un argument que Kavka appelle « Projet de Réconciliation » (1). Ce qu’il s’agit de réconcilier, d’accorder ou de mettre en cohérence, c’est la morale et l’égoïsme (2), le devoir et l’intérêt. Il s’agit là, note Kavka, d’un des « problèmes les plus anciens de la philosophie morale ». La question mérite notre attention en raison non seulement de la pertinence du sujet, mais aussi parce que, dans l’exposé de son Projet, Kavka utilise des notions qu’il a exposées dans l’un des articles les plus intéressants de l’éthique des affaires académique (3). Le but du présent billet est de résumer son argument afin d’éclairer la phrase du titre.
Dans le système social, politique et moral de Hobbes, la réconciliation entre morale et égoïsme peut être réalisée. Elle repose sur l’idée qu’un homme (au sens générique), soucieux de sa propre conservation (il respecte en cela un principe de la nature humaine), obéira aux règles de la moralité ordinaire. Ces règles favorisent la sécurité et la coopération. Elles permettent aux membres de la société de coexister pacifiquement, ce qui est dans l’intérêt de chacun. Autrement dit, morale et intérêt convergent. Kavka souligne ainsi que, pour Hobbes, « la moralité est, en règle générale, supérieure à l’immoralité du point de vue de la prudence rationnelle ». Il propose un exemple frappant : si, dans la société hobbesienne, une personne aisée gaspille son argent en produits de luxe alors que ses semblables auraient besoin de son argent pour survivre, elle mettrait en danger sa propre sécurité.
On pourrait imaginer que des membres de la société soient tentés de saisir les opportunités d’obtenir des avantages lorsqu’ils croient pouvoir bénéficier d’une impunité, comme s’ils se conformaient à la maxime suivante : « Suivez les règles morales sauf si vous croyez (ou si vous croyez en toute confiance) que vous pouvez vous en tirer en les violant ». Mais ce serait là courir le risque (même minimal) d’être sanctionné, car, la société hobbesienne étant fondée sur des sanctions externes prononcées par des autorités chargées de veiller au respect des règles de la vie en commun, ces autorités disposent de moyens coercitifs et punitifs étendus. Dans ce contexte spécifique (« un environnement social punitif », dit Kavka), les individus n’ont pas intérêt à violer les règles. Moralité et égoïsme coïncident effectivement.
Mais une telle réponse au « Projet de Réconciliation » est fragile en raison de la menace exercée sur les libertés et sur la vie privée, ainsi que du coût engendré par les mesures de coercition et de sanction. L’« environnement social punitif » n’est pas compatible avec un mode de vie démocratique et libéral. L’appel à la conscience morale de chaque membre de la société afin qu’il gouverne lui-même sa conduite est une manière de répondre à cette objection. La conscience morale agit comme un juge intérieur remplaçant le juge externe du système hobbesien. Il en résulte une société humaine moins coercitive et moins punitive dans laquelle l’immoralité résultant de conduites égoïstes devrait être significativement réduite.
Cependant, deux objections menacent encore le Projet de Kavka. La première porte sur le devoir moral, qui s’impose dans certaines circonstances, de se sacrifier pour autrui, étant entendu que, à première vue, ce sacrifice va à l’encontre de l’intérêt personnel de celui qui donne sa vie. La seconde objection concerne le devoir incombant aux riches et aux puissants de traiter avec justice et décence les groupes les plus défavorisés de la société, même si cela est contraire à leurs intérêts – d’autant que les groupes défavorisés pourraient ne rien leur donner en retour. C’est dans l’analyse de cette objection que prend place la phrase : « Un traitement décent pour tous favorise la stabilité et la cohésion sociales et décourage la révolution ».
Cependant, le fait de préserver l’ordre social, notamment en décourageant les initiatives révolutionnaires, est une raison qui ne relève pas de la morale, mais de l’intérêt (4). La préservation du statu quo est d’abord dans l’intérêt des riches et des puissants. La sécurité à laquelle ils aspirent vise à leur permettre de jouir de leurs richesses et de leur pouvoir. Mais Kavka ne s’arrête pas à l’idée que la paix sociale est dans l’intérêt de tous. Il souligne que, de fait, les gens peuvent agir pour des motifs non égoïstes. Ces actions désintéressées peuvent être rapportées à l’idée que la poursuite des fins que se donne un individu peut avoir une visée morale, par exemple réaliser des idéaux moraux. Le souci de nos enfants en est un exemple. Ce souci n’est pas seulement fondé sur l’idée que « la morale paie » (comme dans la société hobbesienne), car l’effet du souci que nous avons pour nos enfants affecte également ceux qui nous sont étrangers. Il est aussi désintéressé.
Pour que nous puissions viser des fins morales que nous avons choisies, il est préférable que les personnes jouissent effectivement d’un niveau minimal de sécurité et de bien-être matériel. Ce qui est une autre manière, plus positive et plus optimiste, de comprendre l’affirmation selon laquelle « un traitement décent pour tous favorise la stabilité et la cohésion sociales et décourage la révolution ».
Alain Anquetil
(1) G. S. Kavka, « The reconciliation project », in D. Copp et D. Zimmerman (dir.), Morality, reason and truth, Rowman & Allanheld, 1984.
(2) Ou la « prudence », qui se réfère ici au calcul des moyens de satisfaire son intérêt personnel.
(3) G. S. Kavka, « When two ‘wrongs’ make a right: An essay on business ethics », Journal of Business Ethics, 2, 1983, p. 61-66. Sur l’argument de Kavka, voir mon article « Les comportements dans l’entreprise : dilemmes sociaux et climats éthiques », Archives de Philosophie du Droit, « Le droit et les sciences de l’esprit », 55, p. 89-107.
(4) Deux autres raisons qu’auraient les riches et les puissants d’aider les groupes défavorisés relèvent aussi de l’intérêt : d’une part, leurs enfants pourraient un jour connaître la pauvreté ; d’autre part, aider les pauvres peut permettre à certains d’entre eux de révéler leurs talents et d’en faire profiter tout le monde, y compris les riches et les puissants.
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