Quand on se réfère aux « parties prenantes », on suppose que des intérêts sont en jeu. Cela vaut pour une situation donnée, par exemple la fermeture d’un site industriel ou un plan de licenciement, ou sans référence à une situation particulière – lorsque, par exemple, une entreprise se demande comment associer de façon régulière des parties prenantes à ses activités (1). L’association entre « parties prenantes » et « intérêts » paraît d’autant plus naturelle qu’elle est contenue dans le terme « stakeholder », dont « partie prenante » est la traduction française. Stakeholder signifie littéralement « porteur de revendications ou d’intérêts » (2). Mais une approche des parties prenantes qui ne considèrerait pas des intérêts aurait-elle un sens (3) ? Après tout, certaines parties prenantes ne peuvent exprimer leurs intérêts. C’est par exemple le cas des animaux, des végétaux et des écosystèmes. Une réponse immédiate est que celles-ci peuvent être représentées, mais cette réponse présuppose le concept d’intérêt. Une autre réponse est de considérer que l’on peut se passer du concept d’intérêt. Pour discuter de cette question, nous partons d’une analyse sémantique fondée sur un corpus textuel relatif à la récente affaire des animaux polonais dont la viande avariée a été commercialisée dans l’Union européenne, y compris en France. Nous comparons ses résultats à ceux provenant d’une autre analyse sémantique menée sur un corpus textuel sans rapport avec le premier, mais qui est susceptible d’éclairer notre question.
1.
Récemment révélé au grand public, le cas de la viande avariée polonaise met en scène des intérêts, en particulier ceux des consommateurs, des commerçants de la filière, des pouvoirs publics, de la presse et d’ONG. On pourrait y ajouter les animaux eux-mêmes, c’est-à-dire les bovins destinés à la consommation humaine. L’article du Monde du 2 février 2019 notait ainsi que :
« l’affaire a été révélée par l’enquête d’un journaliste de la chaîne polonaise TVN24, qui a passé trois semaines dans l’abattoir de Kalinowo (nord du pays). Il a publié des images de bovins traînés la corde au cou, manifestement malades, serrés dans un camion, puis de carcasses entassées et de quartiers de viande visiblement impropres à la commercialisation. » (4)
Si l’on s’en tient à cet extrait, les « intérêts » des animaux ont été manifestement violés. Ces intérêts sont souvent interprétés en termes de droits. Florence Burgat et Robert Dantzer notaient ainsi que ces droits pourraient « être pensés et élaborés à partir des intérêts des individus et des besoins propres de l’espèce à laquelle ils appartiennent » (5).
On pourrait s’attendre à ce que les intérêts ou les droits des animaux concernés par cette affaire soient présents dans le corpus textuel comprenant l’article du Monde précité et la centaine de commentaires qui y ont été apportés. Pour en avoir une idée, nous avons mené une analyse de ce corpus textuel en recourant au logiciel libre Iramuteq. Voici le nuage de mots résultant du traitement :
Les formes « animal » et « bœuf » sont présentes dans cette représentation des mots clés du corpus, mais ce qui domine sont les mots « viande » et « avarié ». Ces mots renvoient aux intérêts du consommateur. Les intérêts des animaux ne constituent pas un thème majeur, ni même un thème mineur. Quand on examine le graphe montrant les liens entre les différents concepts, on remarque d’une part la distance séparant la forme « animal » du centre sémantique où domine la forme « viande », d’autre part l’association entre les mots « viande », « bœuf » et « bovin » :
2.
Considérons maintenant un autre corpus textuel, répondant à notre objectif d’identifier un monde sans intérêts. Nous avons recherché la description d’un monde dans lequel les animaux occupent une place équivalente à celle des hommes, de façon à obtenir une représentation très différente des sens véhiculés par le corpus textuel précédent.
Dans un ouvrage consacré au chamanisme, le philosophe et historien des religions Mircea Eliade décrit un monde de ce genre (6). Il s’agit d’un monde « paradisiaque », appartenant aux temps mythiques, un monde où « l’homme vivait en paix avec les animaux et comprenait leur langue » et où prévalait la « solidarité mystique entre l’homme et l’animal ». Voici ce qu’en dit Eliade :
« Du fait de cette solidarité, certains êtres humains sont capables de se transformer en animaux, de comprendre leur langue ou de partager leur prescience et leurs pouvoirs occultes. Chaque fois qu’un chaman arrive à participer au mode d’être des animaux, il rétablit, en quelque sorte, la situation qui existait in illo tempore, dans les temps mythiques, lorsque la rupture entre l’homme et le monde animal n’était pas encore consommée. »
Nous avons sélectionné quelques pages relatives au rôle des « esprits auxiliaires de forme animale », qui interviennent lorsque le chamane prépare son « voyage extatique aux cieux ou aux enfers ». Comme dans le cas de l’article du Monde, le corpus textuel a été soumis au logiciel Iramuteq. Voici le nuage de mots en résultant :
Les résultats confirment l’impression laissée au lecteur après qu’il a pris connaissance du texte. La forme dominante est « animal ». Les formes « humain » et « homme » sont marginales. L’analyse des liens de proximité entre les mots exprime essentiellement la liaison forte entre les formes « chamane » et « animal ». Cette liaison est due au langage, si importante pour le chamane puisque, selon les termes d’Eliade, « apprendre le langage des animaux, en premier lieu celui des oiseaux, équivaut partout dans le monde à connaître les secrets de la Nature et, partant, à être capable de prophétiser ». Le graphe met aussi en exergue le rôle de médiateur que remplit le chamane entre l’homme et l’animal.
3.
Les sections précédentes présentent deux mondes différents. Rien d’étonnant, puisque le second a été sélectionné pour être radicalement différent du premier. Que tirer d’une telle dissemblance ?
Le premier monde – celui de l’approche des parties prenantes – se caractérise (i) par l’identification, l’évaluation et la satisfaction d’intérêts, souvent divergents. Cette vision rationaliste suppose (ii) que ces intérêts soient compris par les différentes parties prenantes.
Le problème est que (i) et (ii) ne peuvent se concilier que si les porteurs d’intérêts sont des êtres humains (7). Si, par exemple, les « intérêts » d’animaux sont en jeu, la « compréhension » entre les parties prenantes – qui constitue la condition (ii) – s’avère délicate et peut-être même impossible (8). C’est pourquoi les tenants de l’approches des parties prenantes invoquent la possibilité, pour les intérêts incompréhensibles pour les êtres humains, d’être représentés. Une telle possibilité, croient-ils, permet à l’approche des parties prenantes de satisfaire la condition (ii).
Penchons-nous sur le monde de la « solidarité mystique entre l’homme et l’animal » décrit par Mircea Eliade. Dans ce monde, l’affirmation (ii) ci-dessus, relative à la compréhension mutuelle, par les parties prenantes, de leurs « intérêts », est vérifiée par définition à cause du lien de solidarité entre hommes et animaux. Mais c’est l’affirmation (i) – l’identification, l’évaluation et la satisfaction d’intérêts souvent divergents – qui, cette fois, pose problème. Pour une raison toute simple : dans le monde de la « solidarité mystique entre l’homme et l’animal », il n’y a pas lieu d’identifier, d’évaluer et de satisfaire des intérêts. Et peut-être n’y trouve-t-on aucun « intérêt », seulement une unité fondamentale du cosmos à laquelle participe chaque être vivant.
4.
La réponse à notre question initiale – une approche des parties prenantes « sans intérêts » a-t-elle un sens ? – est donc négative. Toute approche fondée sur les parties prenantes a besoin des intérêts. Mais la contrepartie de ce besoin impérieux est l’incompréhension, voire l’inintelligibilité, de ce que les parties prenantes non humaines ont à dire.
Certes, les défenseurs de l’approche des parties prenantes peuvent invoquer la haute rationalité et la neutralité de leur méthode. Réduire les animaux à des « intérêts » ne les préserve-t-ils pas de toute interférence, de la part des êtres humains, sur la manière dont ils vivent dans leurs mondes propres ? Cela revient à leur déclarer, dans une veine libérale : « Dites-nous en termes humains quels sont vos intérêts ; nous allons essayer de les satisfaire ; pour le reste, menez votre vie comme vous le voulez, cela ne nous regarde pas ».
Mais cette reconnaissance d’une différence irréductible entre les mondes humains et non humains ne suffit pas. Elle n’exonère pas l’approche des parties prenantes de la critique d’inintelligibilité qui lui est portée. Et elle cantonne les êtres humains dans une posture d’extériorité par rapport à l’ordre naturel.
Alain Anquetil
(1) Ce qui correspond au sens de « partie prenante » selon le dictionnaire CNRTL : « être partie prenante » signifie « participer activement à une entreprise, à un projet ».
(2) En anglais, les parties prenantes sont les « people who have an interest in a company’s or organization’s affairs » (Collins Dictionary).
(3) Nous simplifions en utilisant le singulier. Il existe plusieurs approches des parties prenantes.
(4) « L’intégralité de la viande polonaise avariée écoulée en France finalement identifiée », Le Monde, 2 février 2019.
(5) F. Burgat et R. Dantzer, « Introduction », in Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être, F. Burgat (dir.), INRA Editions, 2001.
(6) M. Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Payot, 1968.
(7) Le point est cependant discutable si l’on envisage des cultures humaines radicalement différentes.
(8) Un exemple. Dans une récente émission consacrée aux animaux et diffusée sur France Culture, le biologiste Yves Christen mettait en exergue la question de la compréhension entre l’homme et l’animal :
« Une étude publiée dans Science il y a quelques années montrait que, quand on compare les différents grands singes, il n’y a pratiquement pas de différence sur ce qui correspond à peu près au coefficient intellectuel. Les différences qui existent portent sur l’intelligence sociale. Je crois que c’est vrai, mais l’article en question ne le démontre pas, parce que dans l’article, vous avez des petits humains qui ont été testés sur les genoux de leurs mamans par un être humain, alors que le singe, lui, a été testé en face d’un être humain. Donc je crois que ce genre d’expérience ne permet pas de tester l’intelligence sociale ; puisqu’on ne lui donne pas les moyens : il aurait fallu qu’il fût testé par un autre singe de son espèce. »
« Humanité, animalité : où sont les frontières ? », dans « L’animal est l’avenir de l’homme (1/5) », France Culture, Matières à Penser, 4 février 2019.
[cite]