Le sociologue américain Zygmunt Bauman est mort le 9 janvier 2017 (1). Parmi ses nombreux travaux, on trouve plusieurs textes relatifs à la morale. Dans ce billet, nous nous intéressons à l’un d’eux, un article dont le titre peut être traduit ainsi : « Quel est le rôle de la morale en des temps incertains ? » (2). Si la question mérite d’être examinée aujourd’hui, ce n’est pas en raison des incertitudes de notre temps mais des deux conceptions de la morale qu’analyse Bauman dans son article. J’en rends compte dans les deux premières sections, puis la discussion obliquera vers le domaine de l’éthique appliquée à la sphère économique marchande, qui constitue le domaine principal de notre blog.

1.

Au début de son article, Bauman propose deux récits bibliques susceptibles de fournir des explications aux phénomènes moraux. Le premier raconte l’expulsion d’Adam et Eve du jardin d’Eden (3). « Après leur bannissement », écrit Bauman, et « à la différence de Dieu, Adam et Eve sont désormais condamnés à choisir entre faire le bien et faire le mal. C’est ainsi qu’ils sont devenus des personnes morales, c’est-à-dire des personnes auxquelles les choses apparaissent bonnes ou mauvaises et qui peuvent choisir entre le bien et le mal ». Elles sont confrontées à des conflits moraux ou plutôt, selon la perspective de Bauman, condamnées à vivre des conflits moraux. Le second récit, issu du Livre de l’Exode, est celui du Décalogue, où Yahvé prononce les dix commandements, et du Code de l’Alliance qui le suit et expose des prescriptions très précises (4). Bauman note que « si le peuple fait ce que Dieu lui a commandé, il sera un bon peuple ; s’il fait ce qui est interdit, il sera un mauvais peuple. Pour son obéissance il sera récompensé ; pour sa désobéissance il sera puni ». Selon ce récit, l’attitude des hommes à l’égard de la loi se trouve au centre de la morale. De l’exposé de ces deux récits, Bauman tire deux manières de répondre à une interrogation générale sur le sens de la morale. Elle concerne l’étendue de son domaine propre et ce que signifie le prédicat « être moral ».

2.

Par souci de clarté, je reproduis ci-dessous un extrait de l’article de Zygmunt Bauman. L’auteur y décrit avec un certain détail le lien entre les deux récits bibliques et deux types de conception de la moralité correspondant à deux types de systèmes moraux.

« Le premier récit suggère qu’être moral revient à choisir entre le bien et le mal, à connaitre l’existence d’un tel choix, et, compte-tenu de cette connaissance, à prendre des décisions. Le second récit implique qu’être moral signifie une stricte obéissance au commandement. Il implique d’obéir inconditionnellement et de ne jamais dévier du droit chemin, que ce soit en acte ou en pensée. Le premier récit représente la moralité comme une situation cruelle, une incertitude éternelle et une torture perpétuelle. Le second la décrit comme obéissance à la Loi et aussi comme le moyen de mener sans encombre une vie de conformité.

[…] Toutes les écoles de l’éthique, toutes les théories morales, qu’elles soient proclamées au nom de la science, de la théologie, de la philosophie ou de la sociologie, suivent le modèle de l’un des deux récits bibliques, bien que, hélas, elles aient tout fait pour imprégner leurs énoncés de leur jargon technique, ce qui les prive de l’imagination poétique et du pouvoir de suggestion des récits originaux.

La plupart des théories – en fait presque toutes les écoles de la philosophie morale – ont suivi le modèle du second récit. En cela, elles sont restées fidèles à la pratique sociale qui part du principe que les gens ont besoin d’avoir peur et d’être contraints à être des individus moraux, qu’ils préfèrent être obligés à mener une vie torturée par une incertitude sans fin, et que, afin qu’ils deviennent des individus à la fois moraux et apaisés, il faut d’abord rédiger les lois, puis les discipliner pour qu’ils respectent l’esprit et la lettre de ces lois.

Si, selon le premier récit biblique, la moralité est le drame du choix, la pratique sociale de la législation éthique a fait tout son possible pour limiter ce choix, voire même pour l’éliminer purement et simplement. La pratique qui suivit le modèle du second récit s’est pensée elle-même comme un remède à la souffrance laissée dans le sillage du premier récit ; mais elle a aussi déclaré la guerre à la détresse morale que le premier récit a imposé à la vie humaine et au genre de personne morale qu’une telle vie exigeait. » (5)

À la suite de ce passage, Bauman fait ressortir les types de conflits moraux susceptibles d’apparaître dans le second système (ils ne peuvent être compris que comme des conflits entre commandements) et dans le premier système (ils peuvent être douloureux à cause de l’impossibilité absolue de faire un bon choix moral). Puis il poursuit en introduisant dans la discussion les perspectives du philosophe et théologien danois Knud Ejler Løgstrup et du philosophe français Emmanuel Levinas, et envisage la coexistence de deux éthiques, l’une « micro », relative aux relations interpersonnelles, l’autre « macro » ou « mega », relative à la vie dans l’espace public Cependant je ne suivrai pas Bauman dans son argumentation pour me tourner vers le philosophe écossais Alasdair MacIntyre dont un texte fameux sur l’éthique des affaires mettait l’accent sur l’« imperfection morale radicale » dans laquelle baignent les acteurs économiques.

3.

La représentation de la situation des acteurs économiques, en particuliers des cadres d’entreprise, que propose MacIntyre correspond plutôt à l’image du premier récit proposé par Bauman (6). MacIntyre y décrit cinq dilemmes moraux « inévitables » qui attendent les cadres d’entreprise. En effet, explique-t-il, les managers « ne sont pas différents des autres ». Comme n’importe quelle personne dans « notre type de société », « ils se trouveront nécessairement impliqués dans des situations où ils ne pourront pas faire de bien à quelqu’un sans causer de tort à quelqu’un d’autre, et où il ne sera pas possible de parvenir à un accord moral rationnel sur la façon de répartir les bénéfices et les torts ». C’est la situation de la personne morale, celle du premier récit proposé par Zygmunt Bauman, qui est décrite ici. Un mot, pour conclure ce billet, à propos de l’expression « notre type de société ». Selon MacIntyre, notre société ne nous fournit ni « instrument de mesure » ni « moyen rationnel » de fonder nos arguments moraux et de trancher les débats moraux auxquels nous sommes confrontés. Cela vient du fait que « nous sommes influencés par trop de points de vue en même temps, [que] nous sommes tentés par des thèses qui résultent d’un trop grand nombre de prémisses rivales ». La référence à des « points de vue » est ici suggestive. Elle peut renvoyer aussi bien à un ensemble de croyances morales ayant une application locale (des croyances applicables par exemple à la guerre ou à l’avortement, deux exemples choisis par MacIntyre) qu’à des « visions du monde » au sens de la Weltanschauung, qui désigne une « conception globale de la vie, de la condition de l’homme dans le monde ». Quelle que soit son acception cependant, la notion de « point de vue » laisse entrevoir la possibilité d’une troisième voie morale, ou d’un troisième récit moral. À côté du récit de l’obéissance aux règles, il pourrait être une autre réponse à la situation tragique des personnes morales, c’est-à-dire de tous les êtres humains, qui est au cœur du premier récit proposé par Zygmunt Bauman. Alain Anquetil (1) Parmi les textes disponibles sur Internet, voir par exemple « Vivre dans la modernité liquide », un entretien avec Zygmunt Bauman. (2) Z. Bauman, « What prospects of morality in times of uncertainty ? », Theory, Culture & Society, 15(1), 1998, p. 11-22. (3) Ancien Testament, Genèse 3. (4) Ancien Testament, Exode 20-31. (5) Ma traduction. J’ai modifié le découpage du second paragraphe. (6) A. MacIntyre, « Why are the problems of business ethics insoluble? », Proceedings of the First National Conference on Business Ethics, 1977, p. 99-107, tr. fr. G. Kervoas, in A. Anquetil (éd.), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, 2011.   


Image de couverture : Meet the media Guru from Milan, Italy, Photographe Massimo Demelas, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

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