Dans un récent rapport, le cabinet KPMG dresse le portrait du « fraudeur typique » − le profil du délinquant en col blanc. Un article de The Independent y a relevé que « « les patrons sont les plus gros escrocs » (« Bosses more likely to rip off their firm ») (1). Mais la lecture du rapport suggère un autre enseignement, peut-être plus significatif : le fait que les fraudes sont souvent commises par des employés « dignes de confiance ». Ce fait soulève un problème simple sur le concept de réputation. Un détour rapide par la théorie des jeux permettra de le saisir.
Le rapport de KPMG, intitulé « Who is the typical fraudster ? », s’intéresse aux « caractéristiques, traits de caractère ou comportements typiques permettant d’identifier les individus qui, au sein de votre organisation, sont susceptibles de frauder ». Réponse en trois mots : « Selon notre analyse, votre fraudeur « moyen » travaille dans l’organisation depuis de nombreuses années, est jugé digne de confiance et a plutôt une position de dirigeant » (2).
Le fait d’être digne de confiance est un élément significatif. Dans la synthèse du rapport, il est précisé que les fraudeurs « ont accumulé beaucoup de confiance personnelle ». Celle-ci semble faire partie des « moyens de dissimulation » dont ils peuvent faire usage.
Mais une telle dissimulation n’est pas nécessairement intentionnelle. C’est ce que souligne le rapport dans un passage qui mérite d’être cité : « (…) Il est plausible de penser que, souvent, ceux qui commettent une fraude n’ont pas rejoint leur entreprise dans l’intention de frauder. Cependant, des changements dans leur situation personnelle ou les pressions subies en vue de réaliser des objectifs trop ambitieux peuvent favoriser le déclenchement de l’activité frauduleuse. Ainsi ils peuvent commettre une fraude dès lors qu’ils se sentent bien dans leur entreprise, qu’ils ont gagné la confiance et le respect de leurs collègues, qu’ils ont pris conscience de la faiblesse des contrôles et identifié des opportunités de tirer parti du système ».
Une telle personne profite de sa réputation. Dans ce cas, pour reprendre le mot de Christopher Morris mais en le détournant, « il est payant d’avoir une bonne réputation » (3).
Mais sur quoi porte la réputation d’une personne ? C’est l’une des questions que pose Morris dans son article. Pour simplifier, deux candidats sont possibles : le caractère de la personne ou la connaissance que l’on a de ses actions passées. Considérons un exemple issu de la théorie des jeux et repris par Morris : le mille-pattes de Rosenthal.
Le diagramme ci-dessous se lit de gauche à droite. Deux joueurs, A et B, se partagent une somme d’argent qui varie à chaque coup. Les gains sont indiqués entre parenthèses (à gauche celui de A, à droite celui de B). Ils sont connus par les deux joueurs. Lorsqu’il a la main, chacun a le choix entre deux options : passer la main à l’autre joueur (le choix de la coopération, qui consiste à sauter au coup suivant sur la droite du diagramme) et partager la somme d’argent disponible (le choix de la défection, qui consiste à arrêter le jeu et partager l’argent). Chaque joueur dispose alternativement d’une somme d’argent plus grande que celle de l’autre et celui qui décide de partager la somme reçoit la plus grosse part. Si le jeu atteint le dernier coup, chacun reçoit un gain de 100. Enfin, les joueurs ne sont pas certains des motifs et principes d’actions de leur partenaire.
Les deux joueurs ont intérêt à coopérer, c’est-à-dire à aller le plus loin possible dans le jeu. Toutefois, à n’importe quel moment du jeu, chacun peut décider de faire défection et d’empocher son gain. Si A et B cherchaient tous deux à maximiser leurs gains sans compter sur la coopération de l’autre, le jeu s’arrêterait au coup n°1 : A préfèrerait empocher un gain de 1 plutôt qu’un gain de zéro au coup n°2 (4).
Si, en revanche, A coopère au coup n°1, B peut tenir compte de ce choix au coup n°2 pour coopérer à son tour. Le jeu peut ainsi se prolonger jusqu’à atteindre le voisinage de la fin, chaque joueur fondant son choix sur la réputation de « coopérateur » de l’autre.
Supposons que ceci se produise. Il est alors difficile de dire sur quoi se fonde la réputation de A et de B. Repose-t-elle sur leur caractère ou sur leur intérêt ? Dans ce dernier cas, A, par exemple, fait à chaque coup un « acte de foi » en coopérant : il encourage l’autre à l’imiter. Si les deux joueurs se conduisent de cette façon, cela signifie que leur réputation est fondée non pas sur leur caractère, mais sur le fait qu’ils croient que « coopérer paie » est le principe d’action le plus avantageux.
Le problème est qu’il n’est pas possible de distinguer laquelle de ces deux sources de la réputation est la bonne. A coopère-t-il parce qu’il possède les vertus de la coopération ou parce qu’il croit que son intérêt est de coopérer ? B est incapable de le dire, et inversement. Un observateur n’est pas plus en mesure de le faire.
Revenons au cas du fraudeur digne de confiance. On pourrait considérer qu’il se trouve dans la situation de l’un des joueurs du jeu du mille-pattes, par exemple A (B étant, disons, son entreprise). A est un employé digne de confiance. Mais à quoi attribuer sa réputation ? À son caractère ou à son intérêt ? Se soucie-t-il vraiment de l’intérêt commun ou ne fait-il qu’imiter le comportement d’un employé intègre ?
Si l’on reprend les considérations précédentes, il n’est pas possible de le dire avec certitude. D’ailleurs il existe d’autres possibilités que le caractère ou l’intérêt. Peut-être, comme le suggère le rapport de KPMG, l’employé A était-il, avant de commencer à frauder, authentiquement intègre. Peut-être a-t-il fait preuve de faiblesse de la volonté.
Ces considérations suggèrent qu’il n’est pas possible d’accorder sa confiance à quiconque – une conclusion redoutable. Mais ce n’est pas ainsi que fonctionnent les relations humaines. Il existe d’authentiques relations de confiance entre les gens et qui ne sont pas nécessairement fondées sur des liens forts comme l’amitié ou l’amour.
Mais la question des fraudeurs dignes de confiance est une question sensible. Justement à cause du risque de défiance (la « défection » du jeu du mille-pattes). C’est ce risque qui est, entre autres, visé par la fameuse phrase de Robert Solomon : « Les bons employés sont de bonnes personnes » (5).
Alain Anquetil
(1) Traduction figurant sur le site éthique des organisations – consultant.
(2) Le rapport repose sur « 348 enquêtes sur des fraudes menées par des membres de KPMG dans 69 pays ».
(3) C. W. Morris,« What is this thing called « reputation » ? », Business Ethics Quarterly, 9(1), 1999, p. 87-102.
(4) Dans cette hypothèse, la solution du jeu est obtenue en procédant à rebours, à partir de la fin. Au dernier coup n, B choisirait de faire défection et empocherait un gain de 101. Par conséquent A, qui le sait, ferait défection au coup n-1. B, qui le sait aussi, ferait défection au coup n-2,etc.
(5) R.C. Solomon, « Corporate roles, personal virtues: An Aristotelean approach to business ethics », Business Ethics Quarterly, 2(3), 1992, p. 317-339.